Après les cours, j'ai pris le métro pour rentrer, le temps pour moi de terminer de lire
Le cri de la mouette d'Emmanuelle Laborit.
Ce livre raconte son histoire, celle d'une jeune fille née sourde profonde qui se bat pour que son handicap ne fasse pas barrière à ses rêves. Révoltée par le mur qui se dresse entre le monde des sourds et celui des entendants, elle nous fait prendre conscience des difficultés que les sourds rencontrent au quotidien et que nous ignorons pour la plupart.
Un exemple parmi tant d'autres :
"Les campagnes d'information sur le sida sont faites par des entendants, pour des entendants. Pas de sous-titres dans les clips de télévision. Pas de sous-titres dans les émissions médicales. Qu'il n'y ait pas de sous-titres dans les shows télé, je m'en moque ; que la télévision s'occupe plus de l'audimat que de l'information dont elle doit être la première responsable, par contre, ça me choque. Le sida tue les sourds, par absence d'information. J'appelle cela de la non-assistance à personne en danger de mort.
Tout concourt à cette désinformation tragique. [..] Jusqu'au sigle choisi pour mettre le virus HIV en image. [...]
Certains sourds croient que le soleil est responsable de la transmissions du virus. Tout simplement parce que le virus HIV est souvent représenté par un petit rond orange orné de piquants, qui pourrait être le symbole du soleil. [...] Si bien que la seule précaution que prennent les sourds convaincus de cela est de ne pas s'exposer au soleil ! Ils s'écartent peureusement du symbole de vie sur la Terre pour ne pas attraper la mort."
"Je me répète : il existe trois millions et demi de sourds, qui non seulement sont appelés à voter comme tout le monde, mais ausssi à faire l'amour et des enfants, comme tout le monde ; ils ont le droit d'être informés comme tout le monde."
"Il faut que les hommes politiques fassent un effort, en dehors du sous-titrage institutionnel, qui accompagne le discours à Noël du président de la République. Ce n'est pas à Noël qu'on vote ! Ca m'énerve.
Une fois nous avons rencontré pour un colloque l'ex-ministre aux handicapés et accidentés, lui même dans un fauteuil roulant. Un homme gentil, mais :
Premier point, il ignorait totalement ce que représentait le monde des sourds.
Deuxième point, il s'est obstiné à dire : "Vous devez d'abord parler, pour vous intégrer dans le monde des entendants." Comment comprenait-il le mot intégration ? Où étaient les écoles dont nous lui disions avoir besoin pour progresser dans nos deux langues ? Où étaient les foyers pour les jeunes sourds ? Les centres d'information sida pour les sourds ? Où étaient toutes nos revendications ? Il ne savait que répéter : Parlez et vous vous intégrerez !"
Finalement, un sourd s'est levé, faché, et lui a répondu : "Si je dois parler, alors lève-toi et marche !" C'était méchant surement mais c'était aussi de l'humour noir. Ca aide, parfois." "
Grâce à des professionels convaincus du potentiel des sourds sur scène, Emmanuelle découvre le théâtre. Déterminée et passionnée par cet art, elle jouera dans les Enfants du siècle et montrera que les sourds peuvent eux aussi monter sur scène et toucher le public, cela en utilisant non pas leur voix mais leur corps pour exprimer leurs émotions.
En 1993, en remportant le Molière de la révélation théâtrale de l'année, elle prouve qu'une sourde est l'égale d'une femme "entendante".
"C'est la première fois qu'une comédienne sourde est nominée pour un Molière. [...] Même si ce n'est pas moi, j'aurais franchi un immense obstacle. [...] Je ne tiens plus. Je voudrais savoir en un millième de seconde, vite, vite, pour que mes mains ne tremblent plus, pour que... pour que ça s'arrête."
Son nom prononcé, elle rejoint la scène :
"Tout à coup je vois le public devant moi. L'énorme public. Je titube.
L'émotion est déjà dans ma gorge, roulée en boule, prête à éclater. Je ne veux pas pleurer, je ne veux pas, mais ça monte, ça m'envahit, ça déborde. [...]
"Merci, merci, merci." Ca va un peu mieux. Je continue, en coinçant l'émotion au fond de ma gorge, en la bloquant désespérément. Dire ce que j'ai à dire, je me le suis promis. Ne pas flancher.
"C'est dur pour moi de signer. C'est la première fois qu'un sourd est reconnu comme comédien professionnel et reçoit un Molière. Je suis si contente pour les autres sourds. Excusez-moi, je suis très émue. J'ai vraiment les larmes aux yeux. Je voudrais vous enseigner un signe très simple, très beau... Je voudrais que vous le fassiez avec moi..."
Je fais le signe de l'union. Le beau signe que j'aime, celui de l'affiche des Enfants du silence. J'attends que tout le monde le fasse et personne ne le fait. La panique me prend. Personne ne bouge. Je pense : "A quoi ça sert que je m'exprime ? Personne ne ressent la même émotion que moi ?" Je me sens ridicule. C'est horrible. Je me tourne vers l'interprète, qui m'explique en vitesse le décalage de la traduction. Ce temps mort, terrible, où rien ne s'est passé, ce n'était que ça ! La traduction de mon petit laïus ! Dans mon trouble, je n'y ai même pas pensé.
Je recommence à faire le signe et, tout à coup, je vois une personne, puis quelques autres, et enfin tout le public ! Bras levés, mains en papillon, doigts signant l'union. C'est le plus beau cadeau du monde. Tous ces gens devant moi qui font le même geste. Pour les remercier, je dis oralement : "Je vous aime."
La voix n'est pas indispensable pour transmettre des émotions. Nous sommes tant habitués à presque tout exprimer avec que nous laissons un peu de côté l'expression corporelle qui elle est propre à chacun . C'est sur cela que les sourds se basent pour communiquer et comprendre l'autre : par sa gestuelle, sa posture, ils déterminent son état émotionnel et ont un ressenti que l'ouïe seule n'égalera jamais.
Emmanuelle explique tout cela dans son livre et décrit comme un don cette manière naturelle d'aller au-delà des mots.
"Mon silence n'est pas votre silence. Mon silence, ce serait plutôt d'avoir les yeux fermés, les mains paralysées, le corps insensible, la peau inerte. Un silence du corps."
Plutôt que d'épeler leur prénom à chaque fois, les sourds donnent des surnoms aux gens qui rappellent un comportement, un tic, une particularité physique.. "C'est parfois drôle, parfois poétique, toujours précis. Les entendants n'aiment pas beaucoup. Certains se vexent. Pas les sourds. [...]
Les sourds auraient pu m'appeler "Fleur qui pleure", si je n'avais pas eu accès à leur communauté de langue. A partir de sept ans, je suis devenue bavarde et lumineuse. La langue des signes était ma lumière, mon soleil, je n'arrêtais pas de m'exprimer, ça sortait, sortait comme par une grande ouverture vers la lumière. Je ne pouvais plus m'arrêter de parler aux gens. Je suis devenue "Soleil qui part du coeur". C'est un beau signe."
Totine ★
"La mouette est devenue grande et vole de ses propres ailes.
Je vois comme je pourrais entendre.
Mes yeux sont mes oreilles.
J'écris comme je peux signer.
Mes mains sont bilingues.
Je vous offre ma différence.
Mon coeur n'est sourd de rien en ce double monde."